"Les marins...senne et filet droit.....



Du Journal Le Finistère du 14 janvier 1874

Douarnenez. — On nous écrit le 12 janvier : « Notre ville, a été troublée hier par une déplorable échauffourée. Mais j'ai besoin, pour en faire comprendre le récit, de vous donner une explication préalable. 

« Il y a quelques années, on fit à Douarnenez l'essai d'une senne ou filet de grande dimension destiné a envelopper la sardine, que ce nouveau procédé eût permis d'atteindre même au plus profond de sa retraite (ou de sa "cache").
L'expérience ne parut point répondre à ce qu'on en attendait, et découragea l'inventeur. Elle vient d'être reprise, sans doute avec plus de savoir faire, et cette fois, a produit les plus beaux résultats. Naturellement, le succès a été contagieux, iI a fait entreprendre l'installation d'autres sennes du même modèle, qui n'ont pas moins réussi. Depuis quinze jours, on a vu les pêcheurs qui s'en servent apporter à terre 20, 30, et jusqu'à 50 milliers de sardines, tandis que les chaloupes qui s'en tiennent aux anciens procédés de pêche ont grand' peine à en rapporter de faibles quantités
«Dans une population qui vit toute entière de celte pêche, une telle innovation troublait bien des intérêts. On crut, à tort ou à raison, qu'on était menacé d'une révolution complète dans l'industrie de la sardine. L'engin nouveau, fort coûteux, ne paraissait pouvoir être employé que par quelques privilégiés, et comme il n'a besoin que de peu de bras pour donner un grand produit, la moitié des marins se voyait déjà, grâce à lui, condamnée à une désastreuse inaction. 

« L'émotion alla grandissant pendant toute la semaine dernière, entretenue chaque jour par les variations des prix. Dès samedi, il était aisé de prévoir que les choses tourneraient à la violence. 

Dimanche, en effet, vers onze heures du matin, un groupe, d'une soixantaine de marins se, porta en tumulte dans un champ voisin de la ville, où l'on a l'habitude de mettre les sennes à sécher, et se jeta sur l'une d'elles pour la détruire. « M. le commissaire de la marine, averti à temps, accourut sur les lieux. Seul au milieu de ces hommes exaspérés, il leur parla longtemps; malgré des vociférations qui couvraient à tout moment sa voix. Il leur remontra qu'ils avaient tort de choisir pour moyen la violence, que s'ils pensaient avoir des griefs légitimes, c'est à l'autorité qu'il fallait les soumettre, par voie de pétition, au lieu de se faire justice à eux-mêmes. Bientôt, M. le commandant du garde-pêche vint se joindre au commissaire de marine, et seconder ses efforts. Ces pourparlers eurent enfin une conclusion, Il fut convenu que les propriétaires de sennes s'abstiendraient d'en faire usage pendant quelques jours, et qu'on attendrait sur le fond de la question la décision du ministre de la Marine. Sur ces assurances, les esprits se calmèrent et la foule, qui n'avait cessé de grossir pendant celle scène, s'écoula immédiatement. 

« Tout paraissait terminé, ou, du moins, suspendu, quand, vers trois heures de l'après-midi, le bruit se répondit que la police locale avait mandé de Quimper, par voie télégraphique, un détachement de troupes de ligne. Une heure après, on vit arriver, en effet, non pas un détachement de ligne, mais un peloton de gendarmes à cheval. Ils furent suivis à peu d'intervalle d'une calèche qui amenait, entre autres personnes, M. le Préfet du Finistère et M. le Procureur do la République de Quimper. 

PLACE DE LA CROIX

« Les marins, assemblés comme d'ordinaire, quartier de la Croix, furent témoins de leur arrivée. Leur donna-t-elle à craindre qu'on ne revint sur la transaction arrêtée le matin ? Toujours est-il qu'en quelques minutes la foule s'accrut considérablement, les femmes s'y mêlant on aussi grande quantité que les hommes. 
Tout à coup, il se fit un tumulte dans celte multitude. Un gendarme venait d'être assailli par quelques marins, sans qu'on sache exactement quelle a été l'origine de la scène. Dans la lutte, son chapeau tomba, ses aiguillettes furent arrachées. Il dégaina, et de la pointe de son sabre, atteignit trois ou quatre hommes dont l'un, me dit-on, reçut trois blessures. Aussitôt, M. le commandant de gendarmerie fit monter ses hommes à cheval, et dirigea une charge sur les mutins, en décrivant une courbe dans leurs rangs. La foule reflua vers les rues avoisinantes, d'où elle poursuivit la force publique d'invectives et de huées. « Dans la confusion de ce moment, il est difficile de savoir exactement ce qui se passa. Les gendarmes se retirèrent; mais on m'assure qu'ils firent plus tard une seconde charge, à laquelle je n'ai pas assisté. La journée se termina par d'assez nombreuses arrestations. 

« Le soir, des groupes stationnèrent longtemps encore sur la place de la Croix; mais vers neuf heures, tout rentra dans l'ordre et, à 10 heures environ, les autorités civiles, ainsi que les renforts de gendarmerie, reprenaient la route de Quimper. » 

On voit par le récit de notre correspondant que les faits, si graves qu'ils aient été, le sont beaucoup moins qu'on ne l'a cru hier à Quimper. Il n'était bruit, eu effet, que de marins morts et de gendarmes mourants. La réalité est heureusement plus bénigne. Cependant, nous tenons d'une autre source que le gendarme dont il est question dans la lettre qui précède a eu une abondante hémorragie par la bouche à la suite des violences qu'il a subies, et qu'un médecin a dû passer à son chevet la nuit du dimanche au lundi. 

Morale de l'histoire

Le progrès apporte, par définition, plus de bonheur et de contentement mais il faut qu'il s'adapte à l'existant et qu'il prenne son temps afin de ne pas ruiner les méthodes et efforts précédents.