Jour de noces dans l'île en 1935
Ce reportage de la revue REGARDS écrit, comme à l'époque, avec grandiloquence et inélégance aussi, vous en jugerez, mais l'intérêt est que le reporter assiste à un double mariage...texte et photos.
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Le cortège s'en va à l'église
Les deux belles-mères
La visite au cimetière
Les enfants s'amusent
Le tour de l'île
...Et on danse
REGARDS - 3 octobre 1935
SEIN: ILE DE LÉGENDE
Une noce de l'île de Sein.
Non loin de la baie des Trépassés, mêlées aux voix de
l'orage et au bruit des galets froissés contre les rocs, neuf vierges
druidesses étaient, dit la légende, chargées de fléchir le maître des ouragans
et, vouées, elles-mêmes à toutes les horreurs du flot, habitaient l'île de
Sein, déchiquetée, bardée d'écueils, voilée par toutes les saisons de la
poussière des vagues. Si l'on en croit la tradition, la mer aurait dévoré déjà
bien des îles et des rivages depuis le temps où les druidesses veillaient pour
le salut du continent, dans l'île de Sein, elle-même beaucoup plus vaste, il y
a deux mille ans. Tous les pêcheurs de la côte parlent encore de l'ancienne
ville d'Is "dont Paris était fière
d'être l'égale " et qu'une irruption soudaine de la mer engloutit pour
creuser à sa place la baie de Douarnenez.
On montre même, près de la baie des Trépassés, des restes de
murailles qui auraient appartenu à la ville d'Is et naturellement des « pêcheurs
dignes de foi » ont aperçu les ruines d'une cité à travers les eaux
transparentes.
L' île de Sein a hérité de la légende d'Is et le nom de ce
coin de terre perdu dans les courants est encore aujourd'hui évoqué avec un
certain mystère. Sein est née en face du Finistère, à 3 lieues et demie de la
pointe de Plogoff et au milieu d'une véritable digue d'écueils, qui s'avancent
loin an large, jusqu'au phare d'Armen. Les neufs prêtresses de la légende,
guérissant toutes sortes de maladies, veillant sur les tempêtes, laissèrent
leur nom à l'île, car on les appelait SENES. (Le nom de l'île de SEIN donné et
conservé par l'administration, est d'une ironie bien cruelle. car les seins de
l'île ne donnent à ses enfants qu'un lait bien amer. Quoique rapprochée du continent,
elle est peu visitée parce qu'elle est séparée par un mauvais passage, "que nul (dit un proverbe breton) ne passe
sans peur sinon sans douleur", et que les visiteurs sont obligés de
franchir sur de frêles embarcations. Un bateau-poste, pendant la bonne saison,
fait deux fois par semaine la navette avec le continent. Il s'agit de ne pas le
manquer si l'on ne veut être immobilisé à Audierne où commence une baie qui
développe la courbe de sa grève avec autant de régularité que la plus belle
plage méditerranéenne; plus loin le continent s'aminçit, ce n'est plus qu'une
péninsule, même plus qu'une simple corne de rochers s'avançant dans les eaux.
Là, le spectacle de la mer remuée par la tempête est formidable : quoique le
sentier suive la crête du promontoire, à quatre-vingts mètres de hauteur, on y
est couvert de l'embrun des vagues et l'on sent distinctement le sol frémir
sous ses pieds.
Dans le cap même s'ouvre un abîme au fond duquel les lames
s'entr'heurtent avec un bruit de tonnerre : c'est à la pointe de Plogoff que
nous devions embarquer car nous avions manqué le bateau-poste à Audierne et
nous avions dû recourir à des barques îliennes qui rentraient la nuit vers
l'île. Soirée d'attente à l'auberge; dans le noir de la lande, le phare de
l'île tourne, tourne, pour indiquer la zone de danger.
Quand le « patron », un îlien, arriverait.
Ce fut vers trois heures. Un bruit de sabots : quatre.
Ce sont nos gens. Nous sommes deux passagers, Chim et moi.
Plus de ciel, plus d'étoiles. La lune a son sommeil. Temps rêvé pour passer le
Raz. La mer roule en bas. Sentiers. Ça y est. A bord. Le moteur y va de son
petit murmure et l'on quitte bientôt le rivage. A droite la Pointe du Raz. Avis
aux amateurs, c'est le point le plus dangereux de la côte, donc gare aux
cailloux. La grande voile est hissée pour solliciter sans doute le vent, qui ne
tarde pas à venir; si tout va bien, en deux heures nous devons arriver.
Le Raz à cet instant de la nuit, est peuplé de barques qui
vont et viennent, passent tout près, à nous toucher, leurs grands linges de
rouille déployés à la brise, les hommes enveloppés dans leurs cirés safran. Il
pleut.
La bruine est épaisse. On avance. Navigation mystérieuse et
un peu inquiétante. L'île est bien quelque part, devant nous, au Nord, mais un
voile dense nous la cache. Soudain, une grande barre : Sein se détache comme
une grande digue sur le socle des vagues. Avec les premières lueurs du jour, on
distingue les roches que la marée découvre; nous sommes sur un plateau
rocailleux qui annonce les premiers contreforts de l'île. De loin, les contours
évoquent irrésistiblement ces gravures du Moyen Age qui niaient la perspective
: Sein plaquée au bleu-gris de l'horizon semble offrir à des architectes de
passage sur l'Océan, un profil de ses formes. On pense à une miniature égarée
en quelque naufrage mais la distance décrue dépouille l'illusion et de grandes
masses noirâtres annoncent la passe que garde un extraordinaire animal de
pierre, sculpté par l'érosion et qui sourit de tout son volume aux marins
annonçant : le Cochon. Bientôt les deux pharots. L'île.
Sein, plate, à même l'eau, s'éveille du sommeil de sa marée
haute. Sur les berges dominées par des quais massifs, tout un monde d'enfants
ébouriffés, que la curiosité assemble en un concile inquisiteur, interroge du
regard le visiteur, comme pour lui demander raison de sa venue dans ce coin de
terre, à qui la mer a donné depuis toujours son indépendance. Cent yeux vous
fixent, vous suivent et ne vous lâchent que vous n'ayez pris le parti de les ignorer,
pour découvrir les limites géographiques de ce roc battu par les flots. Trois
phares couronnent trois pointes qui surplombent les eaux. L'île est fortement
entamée en son milieu, de sorte qu'elle est constituée par deux tronçons, l'un
où sont plantées des constructions nouvelles, l'autre où, à force de soin l'on
arrive à faire fleurir, dans des étendues guère plus larges qu'un tapis, des
salades qui s'étiolent et des pommes de terre rabougries.
La partie sud de l'île, que noou sommes allés explorer,
aussitôt débarqués, est protégée par une digue faisant rempart continu centre
la mer, qui, par gros temps, envahit les terres basses et tend à les
transformer en étangs.
La digue en question se prolonge en courbe, embrassant tout
le port (qu'elle défend contre les vents de suroît) où l'on voit, à marée
basse, de vastes, prairies de granit, fleuries seulement de mousses et de goémons
verdâtres.
Au delà, c'est la route sablonneuse, vrai chemin désertique
qui recommence, semé de galets que hérissent de petits joncs clairsemés, de
fines et courtes aiguilles vertes.
Et puis voici le cimetière des cholériques, dans lequel nous
entrons, en franchissant le petit échalier ménagé dans le muret de pierres
sèches. En tout il y a là neuf tombes sur deux rangées. Toutes sont de grandes
pierres monolithiques, à peine équarries et couchées de champs, sans aucune
sculpture. Une seule qui est une table d'ardoise porte une inscription et une
date: 1886. Année de l'épidémie. Le choléra avait fait en ce temps de
nombreuses victimes dans la population de l'île. Depuis, les femmes portent la
robe de drap noir et la coiffe en coton noir dont les pans, tantôt retombant,
tantôt relevés, évoquent le papillon des Alsaciennes. Le nom d' « île sinistre
» qu'on avait alors donné à Sein lui est resté. Un chroniqueur, qui à cette
époque avait séjourné dans l'île en rapporta la description suivante :
"Cette île
souffre de toutes les disgrâces de la nature".
"Il n'y croît
aucun arbre, et si l'on veut se chauffer pendant l'hiver, il faut le faire avec
du goémon et ce feu incommode bien plus par la puanteur de sa fumée qu'il ne
soulage par la faiblesse de sa chaleur. Le terroir ne porte que de l'orge, qui
suffit à peine à nourrir les habitants de l'île pendant trois mois et la
plupart ne vivent le reste de l'année que de racines qu'ils mangent au lieu de
pain, avec un peu de poisson sans beurre, sans huile et sans aucun autre
assaisonnement. Il ne boivent jamais de vin que quand la mer leur en porte avec
les débris de quelque naufrage et ils se contentent de l'eau d'un puits que le
voisinage de la mer rend aussi salée que la mer même, et bien loin d'en être
incommodés, ils sont plus robustes et vivent plus longtemps que ceux de la
terre ferme. Les hommes dès l'âge de huit ans, passent les jours et les nuits à
la pêche, n'ayant pour abri que les voiles du navire; les femmes labourent la
terre, récoltent l'orge et comme elles n'ont ni moulin ni four, elles font
moudre leur orge à force de bras, dans un petit moulin semblable à ceux dont on
se sert pour écraser la moutarde et en font ensuite du pain qu'elles mettent
cuire sous la cendre du goémon. » Le tableau était vraiment sinistre et
méritait amplement de laisser son adjectif à l'île.
Une noce à l'île de Sein ! Que dis-je, une double noce !
Cela arrive une fois tous les trente-six ans et je vous
promets que lorsque ça vient on ne manque pas de s'en réjouir. Tout le pays est
alors à la fête. Ça dure trois jours. On enfile chacun ses vingt plats par
journée et on déambule tout le jour dehors, à imposer sa joie, à la faire durer
de bistro en bistro. (L'île comprend aujourd'hui autant de bistros que
d'habitants). Ça commence à l'église (le pays est sous la coupe des curés), où
enfants, vieillards et femmes chantent à tue-tête les couplets de l'office. De
chaque côté du chœur règnent des bancs où les « personnalités » de l'île ont
pris place, près des saints sagement rangés. Saint-Guénolé, patron de l'église
Saint-Roch, qui tut acheté sur le continent pour arrêter l'épidémie de choléra
et qui n'arrêtera rien du tout.
Au reste, signalons-le, un saint est depuis quelque temps
dans l'île, on le délaisse volontiers pour un autre plus nouveau, à la mode
(c'est-à-dire un saint qui n'a encore déçu personne parce que personne ne
s'était encore voué à lui); actuellement le saint en faveur est de son prénom
Antoine. Donc, Antoine avait sa place d'honneur près des personnalités de l'île
et un monde fou était entassé dans l'église (nous en sommes toujours au
mariage.) Le chœur recevait le jour par deux fenêtres à cintre percées dans un
mur très épais, peu ouvertes et qui versaient sur les deux couples une lumière
crue, mettant en relief la bouche d'une épousée et le nez de
l'autre.
- Cloches. Encens. Re-cloches. On s'embrasse et l'on sort. A
dix mètres de l'église, le cortège se forme et comme l'on va défiler dans le
pays, l'on entonne le refrain connu : « Comme on a bien rigolé, Avé les
pompoms, avé les pompoms, avé les pompiers. » Qui sont les pompons ? Où sont
les pompiers ? Rassurez-vous, personne n'est encore pompette. Mais ça viendra
tout à l'heure. Entre deux zincs une visite collective au cimetière. Et puis de
nouveau les pompoms. Et moi je paie cette tournée. Et moi je t'appuie celle-là;
le porto, le madère, le blanc, le rouge, le rhum (qu'il fallait autrefois aller
chercher - vous vous en souvenez —- dans les épaves) coulent à flots. »
« Et tu te souviens de la Mer de Chine ? » Quand un marin se
souvient de la Mer de Chine, ça veut dire que c'est grave ou qu'il est « parti
». Mon marin, ce coup là, était « parti ». J'allai chercher fortune plus loin,
mais voilà que l'on s'en allait à table. Fini le temps où I'on mangeait des
racines. Bel et bien révolu. On avala du bifteck et du bon, à ce repas de noce.
Que sais-je ? Huit, dix plats dans l'odeur et la fumée du vin. Libations.
Discours, langues pâteuses qui nous menèrent à cinq heures de l'après-midi. La
joie publique recommence, alors, mais avant de sortir, les deux épouses
embrassent sur la bouche les jeunes gens présents à la cérémonie, pour éliminer
(symboliquement et dans l'esprit des hommes) tous les risques de cocuage.
Et c'est alors la joie, sur les quais, tout le pays danse la
ronde, l'on chante, l'on chante, sur tous les tons, sur tous les airs ; « Jeune
marin pêcheur amène-moi dans ta chambre. »
Les jeunes mariés ne rougissent point. Nous ne sommes pas en
province. Nous sommes à l'île de Sein. La nuit tombe. Le piano mécanique
commence maintenant à clabauder. Un pêcheur, près de moi soudain, dit tout haut
: « Mari Morgan » et file prévenir ses hommes d'équipages. Lorsqu'on voit Mari
Morgan, c'est signe de tourmente prochaine et l'on s'empresse alors de dégager
les filets et les casiers; Mari Morgan venait, paraît-il, de passer de son
mouvement souple de sirène sur les flots, annonçant l'orage. Je n'avais,
évidemment, pas vu de sirène, pas vu de « Mari », je ne voyais que les deux
maris, qui ne savaient plus s'ils devaient partir en mer ou rester auprès de
leurs épouses.
Je ne m'étonnais de rien. J'étais à l'île Sinistre, à l'île
de Sein.
Georges SORIA