1905 | ANGÉLINA GONIDEC, CŒUR DU MOUVEMENT




1905 - Un conflit oppose les usiniers et les ouvrières. Elles peuvent travailler jusqu'à 18 heures par jour et sont payées à la pièce, elles revendiquent d'être payées à l'heure. La grève commence à Douarnenez mais rapidement, les ouvrières des autres villes de la côte cessent le travail. 1500 femmes adhèrent au Syndicat des sardinières dont la présidente est Angelina Gonidec. Un référendum est organisé où les ouvrières se prononcent pour le salaire à l'heure à 944 contre 21. Elles gagnent ainsi leur lutte. [wikipedia]
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LE PETIT PARISIEN DU 14 SEPTEMBRE 1905


LA SARDINE I La Misère en Bretagne. Notre Enquête à Douarnenez. Pêcheurs et Ouvrières. Le Rôle d'Angélina Gonidec. Un Groupement de Femmes. La Question de la Rogue.
De notre correspondant particulier
Douarnenez, 12 septembre 1905
Coiffées de leur bonnet blanc, léger et coquet, si singulièrement ornementé, et le fichu légendaire croisé sur la poitrine, les commises des confiseries de sardines sont assises, côte à côte, à l'extrémité du môle de Douarnenez, faisant face à l'île Tristan. Il en est de jeunes et d'âgées, Les unes bavardent, les autres tricotent, toutes fixent la baie, soit dans la direction de Sainte-Anne-la Palud, soit dans celle du cap de la Chèvre et de Morgat. La mer est couverte de voiles blanches que, de loin, on pourrait prendre pour les ailes de grandes mouettes. Elles vont, elles viennent, évoluent sans cesse, en tous sens. Les pécheurs ont pu sortir ce matin à l'heure du flux. A cause des gros temps derniers, cela ne leur était pas arrivé depuis plusieurs jours, des jours pendant lesquels, pourtant, il fallut se nourrir, faire manger comme les autres la nichée. Et voici, soudain, les commises en émoi. Les langues se taisent, les aiguilles s'arrêtent d'elles-mêmes. C'est que des voiles se rapprochent, bientôt des barques abordent au môle. Et toutes ces femmes, alors, de s'empresser autour des marins, à qui elles veulent acheter, au meilleur prix possible, pour le compte de leurs patrons les usiniers, le poisson pris dans la journée. Malheureusement, il n'y en a pas pour tout le monde et, ce soir même, demain sans doute, bien des gens chômeront encore à Douarnenez, formant à chaque carrefour des groupes de désœuvrés, assurément fort pittoresques d'aspect, mais combien lamentables
DE LA PÊCHE A LA MISE EN BOITES
Le sort de corporations entières, en cette région de la Bretagne, dépend, en effet, de l'abondance ou de la pénurie de sardines. En paraphrasant un mot célèbre, on pourrait dire que, lorsque le poisson va, tout va. Hélas dans le cas contraire, c'est la misère et la désolation.
Après chaque sortie, le poisson est divisé, sur le bateau même, en deux parts. La première revient de droit au patron du bateau, qui a fourni les filets et la rogue, c'est-à-dire l'appât. L'autre est répartie entre l'équipage, y compris, cette fois encore, le patron, qui a participé à la pêche comme tes autres. Le partage terminé, les sardines sont placées dans des paniers qui, chacun, en contiennent deux cents.
Lorsqu'ils ont été achetés par les commises, ces paniers sont portés à l'usine proche et le poisson, versé sur de grandes tables en marbre, est livré aux ouvrières sardinières qui le soumettent successivement à toutes les opérations précédant la mise en boites.
D'abord, elles coupent la tête aux sardines, puis elles les salent. Deux heures plus tard, elles les rangent dans des grilles sortes de paniers métalliques à claire-voie pour les laisser sécher en plein air. Lorsque les sardines sont suffisamment sèches, on les fait cuire. On dépouille alors les plus belles d'entre elles de leur peau et de leurs arêtes pour en faire un produit de choix. C'est seulement après toutes ces manipulations qu'elles sont mises en boites, recouvertes d'huile, et livrées aux soudeurs.
AU SYNDICAT DES OUVRIÈRES SARDINIÈRES
Depuis la grève, qui commença le 13 février dernier et se prolongea pendant huit jours, les ouvrières sardinières de Douarnenez sont groupées en syndicat. Jusque-la, elles avaient été payées au mille. Elles demandaient à être rétribuées à l'heure. Les usiniers résistèrent d'abord. Elles finirent pourtant par obtenir gain de cause, après un référendum organisé à la salle de Venise, et qui, sur un nombre de 965 votantes, donna 944 réponses favorables et seulement 21 réponses contraires.
Le syndicat des ouvrières sardinières de Douarnenez est présidé par Mlle Angélina Gonidec, une jeune et plantureuse fille et sœur de marins, au visage intelligent, plutôt agréable, avec des yeux doux qui atténuent la saillie des pommettes et la dureté des traits. C'est elle qui fut l'âme de ce mouvement.
Le siège du syndicat, auquel a été adjointe, sous le titre de "La Bretonne", une société de prévoyance et de secours mutuels, a été installé dans une petite boutique dont les volets restent perpétuellement clos, les sociétaires ne se réunissant jamais que le soir, après le travail. Je m'y suis rendu. Prévenue de ma visite, Mite Angélina Gonidec m'attendait, avec quelques autres membres du bureau directeur et la vice-présidente Augustine Joncour. Yvonne Charrec et Marianne Kerloch. Sur les onze femmes qui composent ce bureau, il y a six jeunes filles et cinq femmes mariées, comptant ensemble trente enfants.
Avec beaucoup de bonne grâce, ces dames me firent les honneurs de leur local Notre mobilier est loin d'être somptueux, comme vous le voyez, s'excusa en souriant Mlle Angélina Gonidec. C'est que nous ne sommes pas bien riches.
Pauvre mobilier, en effet quelques bancs, trois ou quatre vieilles chaises dépenaillées et une table branlante, sur laquelle brûle une bougie de deux sous, près d'une presse à copier. Des affiches tapissent les murs nus et rappellent la lutte soutenue pour le succès des revendications anciennes. De ci, de là, des bandes gommées, revêtues de ces inscriptions "Avec le travail à l'heure on sait ce que l'on gagne". "Avec le travail sur pièces nous sommes toujours volées", Et voici que, sur un placard rouge sang de bœuf, mes yeux tombent sur cette phrase, intéressante à reproduire, parce qu'elle fournit sur la nature et le caractère du groupement une indication caractéristique
Dans le syndicat, on ne s'occupe que des questions de travail et des intérêts des ouvrières, qui restent absolument et entièrement libres de penser comme elles le veulent, d'aller à la messe, de faire baptiser leurs enfants, à remplir tous leurs devoirs religieux.
Ne vous laissez donc ni effrayer ni tromper. Venez toutes au syndicat des ouvrières sardinières avec la plus grande confiance.
- Cet esprit de tolérance vous honore, dis-je.
Nous ne demandons qu'à vivre en travaillant, répondit la présidente. Nos rangs sont ouverts à toutes nos compagnes de labeur et de misère. Voici nos statuts. Lisez-les. Vous y verrez que notre conseil doit se donner pour règle d'apporter, dans toute contestation, l'esprit de conciliation que la conscience commande et de chercher à éviter les grèves au lieu de les provoquer. Pour être des nôtres, il suffit de payer, en adhérant au syndicat, un droit d'entrée de 50 centimes, puis une cotisation mensuelle de 25 centimes et à "la Bretonne", 15 centimes par mois. C'est tout. Malheureusement, nous comptons parmi nous des ouvrières si pauvres qu'elles ne peuvent acquitter cette redevance modique. Elles sont exonérées, après examen de leur situation de famille, par notre bureau.
Sur ce, nous en arrivâmes à parler de la question du travail au mille...
Cette question peut se résumer en quelques mots, fit Angélina Gonidec. Avec les servitudes, les retenues, le genre de répartition du travail et des salaires de l'ancien régime, le millier de sardines ne nous rapportait guère que de 1 fr. 50 à 1 fr.75. Aujourd'hui à raison de vingt centimes de l'heure, il nous est payé de 3 fr. 50 à 4 francs, il y a de la différence et tout irait bien, en somme, si le travail était suffisant. Hélas, la sardine n'arrive plus guère. Parmi nous il en est dont le gain, pour toute la saison dernière, qui commença à la fin de juillet et finit au mois d'octobre, ne dépassa pas quatre-vingts francs, en tout et pour tout. Cette année, avec les nouvelles conditions, il faudra nous satisfaire, peut-être, de cent à cent vingt francs.
Ah! conclut Angélina Gonidec, tous les ménages de Douarnenez ne paieront pas leur loyer quand arrivera la Saint-Michel, le 29 de ce mois.
C'est certain, opinèrent les compagnes de la présidente. La caisse du syndicat est vide et nous avons des dettes.
L'OPINION DU MAIRE
En quittant ces pauvres femmes, je suis allé voir le maire de Douarnenez. M. Delécluse, quoique propriétaire d'usine, est assez estimé de la population ouvrière. Elle le considère comme un brave homme.
Dans le nombre des pêcheurs, il en est toujours qui ne prennent rien, me dit-il. Mais en somme, jusqu'ici, la situation me parait moins menaçante que l'ont prétendu les journaux. Certes, ce n'est pas brillant. Toutefois, il n'y a pas encore de péril. Si la sardine est irrégulière, par contre elle se vend bien.
Dernièrement, à Camaret. des pêcheurs de votre ville n'ont-ils pas dû pourtant céder leur poisson à raison de quinze francs le mille?
Ce fait est exceptionnel, répondit le maire. Le contenu de huit bateaux seulement a été vendu à ce prix. Les autres ont atteint de vingt il vingt-cinq francs. Le magistrat municipal reprit
-  N'était la question de la rogue, aucune crise ne semblerait à craindre, cette fois. Et il m'expliqua que la rogue, agrégat d'ovaires de morues saumurés, qui se fabrique surtout en Norvège et à Terre-Neuve, était accaparée par des industriels peu scrupuleux, lesquels la vendaient au double de sa valeur.
Dès que la pêche donne quelques résultats, ajouta-t-il, les marchands l'augmentent, à raison parfois de 5 francs le baril de 100 kilos. Actuellement, le baril de Norvège se paie couramment de 130 à 140 francs. C'est beaucoup trop cher. Or, sans rogue, pas de pèche. Elle seule permet, en effet, de faire monter la sardine, c'est-à-dire de l'attirer à la surface pour l'emmailler dans les filets. Et certains bateaux devraient en consommer un baril par jour.
N'est-il donc pas possible d'établir une concurrence à la rogue de Norvège ou à celle de Terre-Neuve ?
On l'a tenté en France, mais sans succès. Quoique inférieure aux autres, comme aspect et comme qualité, la rogue française donnerait, cependant, des résultats efficaces. Mais nos Bretons sont routiniers. Ils la déclarent mauvaise et n'en veulent pas. Et en ce qui concerne les ouvrières sardinières ?
 -  Je considère qu'au lieu de se faire payer à l'heure, elles eussent plus sagement agi en réclamant l'augmentation du prix du mille. Avec les nouveaux tarifs, elles gagnent davantage qu'auparavant, c'est certain. Mais elles ne travaillent plus toutes. L'offre des bras dépasse les besoins. En l'état actuel de la pêche, on en prend tout au plus une trentaine, quand il s'en présente, par exemple quatre-vingts à l'usine. Ce n est pas notre faute si le travail n'est plus réparti entre les unes et les autres.
Tels sont les renseignements que voulut bien me fournir le maire de Douarnenez. Le gouvernement - le Petit Paririen l'a relaté - s'est occupé, lors du dernier conseil des ministres, sur l'initiative de M. Thomson, ministre de la Marine, des malheureux pêcheurs de Bretagne.
Des missions iront bientôt étudier, sur les côtes d'Espagne, la question des migrations des bancs de sardines, qui paraissent vouloir abandonner, peu à peu. les eaux françaises. D'autre part, la question de la rogue va fournir le sujet de recherches spéciales.
Il est à souhaiter qu'une solution intervienne à bref délai, dans l'intérêt de tant de pauvres gens.
Henri PETTTJEAN.
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