C'EST DOUARNENEZ, À L'EXTRÉMITÉ OUEST DE LA TERRE DE FRANCE...



*


Echo de Paris du 29 juin 1891

*

Article aujourd'hui sans autre intérêt que celui de voir comment les Bretons, dans leur singularité, étaient perçus par les étrangers [comme dit dans l'article, tous ceux qui n'habitent le lieu ], d'un côté, un écrivain ou journaliste, sûr de lui et de sa classe, de l'autre, ceux qui sont étudiés de près mais pas trop quand même, provoquant la surprise, la perplexité et un début d'admiration...à lire si vous le voulez....

*

Voir des visages nouveaux, quelque aspect de terre ou de côte inconnue, évocateur de sensations neuves : c'est un bienfait pour le citadin qui se déplace et met vingt heures de chemin de fer entre ses mœurs, ses habitudes, sa rue, son logis commode et le lieu où il campe au hasard des auberges et des nourritures équivoques. Mais la nature, si variée et si pitto resque qu'elle s'offre, ne lui appartient pas tout de suite; il en existe dans son esprit une image adultérée, une caricature prétentieuse imposée par les peintres, grands fauteurs de la convention coloriste infiniment plus pernicieux que les plu mitifs, car leur forme accessible à la foule y pénètre plus avant et les erreurs de la vision; sont plus difficiles à corriger que celles du goût.
Seule, la mer par son immensité a résisté aux broyeurs de couleurs.: ils n'ont jamais su la peindre ni la contenir dans une toile; aussi, l'impression en vient-elle directement à notre imagination et à notre cœur. Cependant, après quelques jours de parcours dans une contrée, le contemplateur refait l'éducation de son œil, comme il dégage son esprit de tout ce qui a été écrit ; il parvient à sentir l'harmonie du paysage, les rapports des habitants avec les sites, les corrélations entre les collines et les plaines, entre les vagues et les rochers.

...vous pouvez commencer ici

Un fouillis de maisonnettes, de masures, de cahutes qui dégringolent à la mer dans un emmêlement de ruelles, au sol caillouteux ; sur les fenètres, les murs, des tricots rayés, des vareuses, des bérèts, des flanelles séchant au soleil ; çà et là des paquets de verdure penchés sui des ruisseaux stagnants dans une pénible odeur de poisson gâté ; des hommes tous en costume marin sans apprêt, sans uniformité, descendant vers le port; des femmes par bande qui tricotent en marchant et bavardent dans l'idiome breton, un peu chantant ; des enfants, une multitude, qui, au coin des rues courent, s'ébattent, polissonnent et piaillent pour s'arrêter en dévisageant curieusement l'étranger passant: et par dessus ce grouillement des êtres et des choses, cette atmosphère spéciale imprégnée de verdure, de terre fermentée sous le soleil, de relents "salins, de pourriture et de saleté ; les pointes d'églises qui envoient leurs flèches dans le ciel.

C'est Douarnenez, au bout du Finistère, à l'extrémité ouest de la terre de France. Mais la vraie ville n'est point là, elle se trouve mouillée à l'ancre sur la grève, en descendant la colline, parmi les mille bateaux qu'une peuplade unique par le visage, les mœurs, le langage, l'endurcissement à la peine et le mépris du danger, est en train, à marée basse, de radouber, de vider, de remplir de mâts, de toile, de cordages et de filets. Les hommes sans démonstration, silencieusement, les mousses s'empressent à servir leurs pères et leurs patrons. Et au pied du plus grand bateau, un tout petit enfant, un baby de trente mois à peine en toquet et en chemisette d'enfantelet, s'avance vers l'eau, sur ses petons tremblotants, et, d'une algue ramassée, en simulacre frappe la vague, jette et ramène à soi le filet. Etonnez-vous encore si quinze ans plus tard, sur des barques non pontées, à la merci d'une vague, il courra trente lieues d'Océan, au large, à la recherche du maquereau et de la sardine. Le bébé de trente mois, pieds dans l'eau, un engin de pèche à la main, les flèches des églises qui, sur la côte, montent au ciel, c'est tout Douarnenez, c'est aussi toute îa côte bretonne.
La baie de Douarnenez a l'attrait d'une vaste nappe de mer circonscrite dans vingt lieues de terre. L'Océan est pour nous si plein d'inconnu grandiose et de charme troublant que partout où la terre, notre élément, peut l'entourer, le ceindre et, en quelque sorte, le vaincre, nous trouvons plaisir à nous reposer, sinon à nous fixer. En cet horizon plus restreint, en ce paysage marin fermé, nous éprouvons un sentiment de victoire, de satisfaction sans inquiétude ni angoisse de l'infini. On a comparé ce site breton à la baie de Naples, il ne rappelle en rien cette côte italienne pittoresque, si merveilleuse, si pleine de délices, si peuplée d'histoires et de légendes, que le Vésuve domine de son panache de feu. La baie de Douarnenez est plus sauvage et plus brute et le voisinage ae la pointe du Raz et de la baie des Trépassés n'évoque aucune idée souriante; elle est aussi dissemblable de l'autre que la race forte et dure qui l'habite du lazzarone fainéant et du ruffian napolitain. C'est ici le règne de l'Océan à la majesté formidable et aux fu reurs implacables. J'ai souhaité habiter durant un mois ou deux devant cette immensitê admirable et terrible, mais, hors les hôtels, il n'y a point de maisons à louer ; les Bretons n'abandonnent point leur logispour le prêter à un quidam et l'accueil qu'ils font à l'étranger (et l'étran ger est tout ce qui n'est pas né sur leur sol) remet en mémoire la légende de ces naufrageurs de la côte voisine qui attiraient les navires à l'écueil par des lueurs trompeuses, massacraient les survivants et pillaient les épaves. A la vérité, qui pourrait leur en vouloir de se contenter de peu, de rester gardiens de leur foyer, fiers et indépendants. On m'a pourtant indiqué uiie maison à louer, la seule du pays en belle situation, à Tréboul, faubourg séparé de Douarnenez par un bras de mer. M'y voici; la logeuse est une grande femme tout de noir habillée, à la figure belette. Aussitôt elle commence à me conter l'histoire de ses locataires passés, défunts, avec toute la chronique au pays; c'est un flux de paroles, d'histoires, de potins imbéciles que je ne puis arrêter, tant la commère est heureuse de tenir un auditeur; au bout d'une heure, j'arrive à l'enfermer dans la question intéressante pour moi et elle me demande pour sa hutte le prix d'un chalet à Dieppe ou à Trouviile. Deux jours de suite elle m'a repris, ramené à son logis et quand, enfin lassé, j'ai cédé sur le prix : « Vous voudrez bien garder le mobilier de ma bonne ?» — » Soit, j'y consens » — « Oui, et je vous prie aussi de garder la vieille Mariannie; voilà trente cinq ans qu'elle me sert, je ne puis la mettre à la porte, je ne lui donne plus que le logement pour gages ». — « Mais madame, je ne saurais garder votre domestique, je désire être seul chez moi. » — « Alors elle en mourra, sûrement elle en mourra la pauvre vieille, vous ne voudrez pas mettre dans la rue une pauvre femme de soixante-quinze ans », etc... Et le bavardage, les lamentations, les supplications recommencent, et cette avare sans pitié prétend me convaincre que je dois garder et nourrir, dans cet abri chèrement payé, une vieille de soixante-quinze ans devenue impotente, sourde, presque aveugle, à son service. Et cette logeuse est l'une des bourgeoises du pays, une dame confite en dévotion , riche et respectée.

Je l'envoie à tous les diables et je reviens furieux à travers deux lieues de route, car durant ces discours la mer s'en est allée et je ne puis plus passer en bateau. Il est huit heures, la nuit commence à tomber. Soudain, à tous les points de ma vue, près de moi, sur la montagne, cent incendies éclatent, et je crois que tout le pays est en feu. Mais bientôt j'arrive au foyer le plus rapproché chargé d'herbes, de poix, de branches résineuses autour duquel des femmes, des enfants, des marins, traînent une sorte de psalmodie en idiome breton; une récitatrice murmure le verset que tous reprennent en un chœur chantonnant, c' est la veille de la Saint-Jean,  ces feux sont allumés en signe de joie à laquelle mêle, comme dans toutes les fêtes locales, quelque cérémonial religieux. Un peu pius loin, autour d'un autre feu, point de religiosité; des jeunes filles et des garçons, la génération nouvelle, commencent à l'unisson une complainte que nous avons tous chantée : Il était un petit navire Qui n'avait ja (ter) mais navigué.
Et l'accent singulier des chanteurs, le costume des femmes, les vêtements marins des hommes, la flamme qui monte éclairant les mâts des barques couchées sur la grève, le voisinage de la mer, le murmure lointain des flots donnent à ce chœur populaire une couleur originale, un sens dramatique, une saveur sans pareille qui émeuvent profondément... HENRY BAUER.

***