1935 ÎLE DE SEIN | Ha! LES PAIMPOLAIS!!!



...à part trois ou quatre vaches débonnaires, qui beuglent mollement en attendant que l'impossibilité de communiquer avec le continent fixe leur dernière heure...
...à l'extrémité de cette Chaussée de Sein, qui l'engraisse d'un fumier perpétuel de navires et d'équipages sombrés.....
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...on arrache les patates et on revient ensuite avec le panier sur la tête : les Iliennes doivent d'ailleurs à cette coutume, qui les oblige à ne point plier sous le fardeau, la ligne de leur corps.

Les Îliennes travaillent dur.
le gâteau royal est coupé entre deux ou trois morceaux, c'est-à-dire, dix mètres carrés par héritier.

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JAMAIS je n'ai mieux vu l'Océan, ni plus senti la terreur qu'il peut donner, l'espèce d'obsession  dont il hante les hommes, la place qu'il peut prendre dans leur vie, que pendant mon séjour à « l'île sinistre ».

De l'enfance à la vieillesse, tout le peuple de Sein a les yeux sur la mer, à qui l'on demande en retour des vies qu'elle supprime, l'énergie de ses marées, la richesse de sa faune, la loyauté de ses courants et aussi le soin de chavirer un adversaire plus redoutable que la vague, le Paimpolais ou, plus généralement, le terrien, désireux de s'établir dans l'île; en somme, une manière d'exclusivité dans le bien-être et la douleur. L'hostilité des Îliens pour tous les gens du continent qui voudraient faire nichée, à Sein, est légendaire; l'on rapporte qu'autrefois, quand les Iliens rencontraient un Paimpolais nouveau venu, ils le faisaient tourner sur lui-même jusqu'à ce qu'il fût étourdi et le jetaient à la grève, aidés par leurs femmes qui prenaient alors la victime par les chevaux et la traînaient à la mer. Une année, les Iliens s'embusquèrent avec des couteaux, lardèrent les Paimpolais, les obligèrent à se réfugier dans une maison où ils se barricadèrent et où on les nourrit à la dérobée. Deux d'entre eux rédigèrent une « paperasenn » (une plainte) et s'enfuirent à la nuit jusqu'au Raz, où ils prévinrent le Parquet. Le lendemain une brigade de gendarmerie se mettait en route pour l'île. Il y eût une trentaine d'arrestations et des condamnations sévères.

Depuis, les habitants se tiennent plus tranquilles, mais nourrissent une haine sourde contre tout ce qui n'est pas authentiquement insulaire, et qui voudrait profiter des avantages du lieu. Les habitants ne paient en effet aucun impôt, ni foncier, ni immobilier, ni de patentes; les prestations y sont inconnues et la seule contribution réclamée et inscrite au budget de la commune, c'est la taxe des chiens.Cependant, les Senans de vieille souche sont actuellement en minorité sur leur roc : je suis allé feuilleter les registres de l'état civil, qui remontent à 1718 seulement, je les ai compulsés avec soin et j'ai relevé le nom de douze à quinze familles, qui formaient il y a environ cent cinquante ans, la population de l'île; en 1800, Sein abritait. (tout de langage !) 349 habitants; en 1852:440; puis vint « l'invasion Paimpolaise », qui au début de ce siècle submergea l'île, et aujourd'hui sur les 1.200 âmes pieuses — moins une, celle d'un restaurateur républicain — trois ou quatre cents sont impures, entendez qu'elles sont entachées de leur lieu d'origine, le continent. La vie, les joies, les dangers, partagés, vécus en commun tassent quand même un peu ces distinctions, et aussi le monstrueux cousinage en honneur dans l'île, qui fait qu'un bambin de six ans peut avoir trois douzaines de grands oncles et des cousines à la grosse* (« à la mode de Bretagne », étant ici une locution méprisable et misérable). L'unité insulaire est aussi forgée, à la faveur des héritages, qui soulèvent les problèmes de droit les plus délicats, mais on finit tout de même par s'entendre, le gâteau royal est coupé entre deux ou trois morceaux, c'est-à-dire, dix mètres carrés par héritier

.LES CHAMPS

Si les terres de Sein devaient un jour être « collectivisées », je pense qu'il faudrait absolument conserver, dans leur état actuel, pour servir de témoins aux générations suivantes, quelques-uns des « champs », qui aujourd'hui couvrent l'île et qui soulignent d'une façon étrange, le cas dont il est ici fait de la Propriété. Ce principe juridique a déterminé, dans leur détail minutieux, les limites de chaque petit morceau de terre et donne au paysage champêtre un aspect lunaire; les moindres lopins sont entourés de murets, c'est tout juste s'il n'y a point de grillages par-dessus, et de tapis de velours pour s'essuyer les pieds avant de pénétrer dans l'enclos, où poussent des pommes de terre, des salades, du maïs, de l'orge, seules cultures possibles.Les femmes cultivent les « champs », à la bonne saison, c'est-à-dire en été. Outils traditionnels : bêches, ciseaux. Point de pioche, il n'est pas besoin de retourner la terre, elle est à même le roc et puis on la renouvelle tous les ans, lorsque la cargaison arrive du continent. Evidemment point de charrue, inconnue des Iliens; quand même ne le serait-elle pas qu'il n'y aurait, tout d'abord pas de place pour s'en servir (on donnerait du coude au muret) et pas d'animal pour la traîner (si, il y a l'homme, mais il ne veut pas, trop flemmard) à part trois ou quatre vaches débonnaires, qui beuglent mollement en attendant que l'impossibilité de communiquer avec le continent fixe leur dernière heure. Le travail se fait par famille; on arrache les patates et on revient ensuite avec le panier sur la tête : les Iliennes doivent d'ailleurs à cette coutume, qui les oblige à ne point plier sous le fardeau, la ligne de leur corps.Les femmes font aussi des incursions fréquentes sur les roches plates, au Nord du phare, dans les rainures; elles vont cueillir de longues tiges de goémon pareilles à des trognons de choux desséchés, qui auraient été salés et se seraient tordus sous l'action du soleil, ou encore à des sarments de la mer propres à être mis en fagots. C'est surtout avec ce goémon que l'on fait du feu. Il s'agit bien en effet de ne rien perdre qui soit utilisable, sur ce coin de terre ingrate. Tout le monde a le droit de couper le goémon à l'île, en tout temps; on en fait de l'iode et de la soude.

LA PECHE

Le bateau-poste revient souvent chargé d'aliments que le « continent » envoient régulièrement mais la population vit du produit de la pêche, je veux dire tant du poisson que du produit de sa vente. Autrefois, les Iliens péchaient pour manger, maintenant ils pêchent pour manger et pour vendre leur poisson. Les parages de l'île sont d'ailleurs extraordinairement riches — un peu moins depuis que l'on pratique la prise intensive .--- en crabes, homards, langoustes et crustacés de tous genres.- Ah ! si Dieu pouvait découvrir pendant huit jours les bas-fonds de la Chaussée de Sein, c'est là qu'on ferait fortune en un clin d'œil. rien qu'à ramasser à la pelle tous les millions d'araignées qu'y grouillent là-dedans.L'exclamation du marin est significative.La pêche se pratique à l'aide de casiers.On m'explique :— C'est la nuit, à basse mer qu'on s'en va poser les casiers. Rien à faire lorsque la nuit est blanche (claire). Mais plus noire est la nuit. plus le crabe « travaillera ».C'est comme ça pour tous les habitants de la mer (sic )En avril, au début de la pêche, crabes et araignées dominent. A tel point que les langoustes et les homards ne peuvent pas s'approcher des casiers.- Et l'araignée, elle a ses pattes aussi longues que les bras d'un bonhomme !— Elle se bat ?Si elle se bat ! Nom de Dieu J'aimerais mieux. je crois, être mordu par un homard que par le mâle de l'araignée. Ça vous enlèverait un doigt.Et le marin me dit la lutte avec les bêtes quand on enlève les casiers. Elles se battant, il faut les séparer parmi les claquements de pinces, les battements de queues, au son grinçant des carapaces. Les casiers parfois sont envahis de congres. On en trouve 25 et 30 emmêlés comme des serpents. On s'empare d'abord des homards : aux congres on tend au bout d'un brin de ligne, tressés l'hiver à la veillée, un hameçon. L'on tire à soi, la bête résiste, puis vaincue enfin, cède avec un râle affreux, pareil à une voix humaine. Sur le plancher de l'embarcation ça continuera, le congre bondira, fera rouler les casiers, jusqu'à épuisement.C'est le homard qui a joué au congre ce mauvais tour de lui persuader d'entrer là.Ou plutôt il a, de son plein gré, suivi le crustacé « Congre et homard sont des amis intimes. » Cousins germains, si vous voulez.Le congre protège le homard; il en prend soin. Le marin s'arrête, cligne de l'œil pour le bouffer, quoi !Quand il mue, il le bouffe ?Oui, autrement y a pas mèche : le homard se défend. D'un coup de pince, il cisaille le museau du congre et celui-ci est zigouillé. Plus moyen d'arrêter le sang.Trois hommes, y compris le patron, plus un mousse, composent l'équipage du bateau de Jean-Marie. Un voilier à deux annexes, dont l'une à moteur, très utile au milieu des courants très violents. Jean-Marie a gagné cette année 5.500 francs.- Tous gagnent comme toi, Jean-Marie ?- Il y en a qui réussissent, d'autres qui font rien. C'est pareil à tout dans la vie, il faut tomber sur le poisson, qui se fait plus rare,— Cette année, y aura la misère à l'île.La phrase court sur toutes les bouches..

LE PHARE DE SEIN

Les pêcheurs de l'île ne pourraient pas vivre sans le phare, car ils ne pourraient sortir la nuit en mer sans déchirer leurs embarcations sur les récifs. Le phare est leur providence et celle de tous les navigateurs qui passent au large. Nous y sommes montés le soir vers neuf heures; c'est inouï, ce que cela donne de particulièrement funèbre et mystérieux au paysage. On ne voit que ces lumières et toute cette ligne devant nous est éclairée, jalonnée de lueurs fixes, mobiles et tournantes. Le gardien en sa langue imagée appelle cela un « boulevard ».C'est du haut de la galerie qu'il faut regarder tous ces jalons lumineux plantés çà et là, comme en un vaste cercle, le long de cette mer sauvage. Nous avions grimpé allègrement les deux cent soixante marches qui mènent là-haut et à mesure que nous nous élevions, nos voix se faisaient plus sonores.Le mur circulaire vibrait dans le vent. Après les degrés de granit, ça été les escaliers de meunier, vraies échelles en fer, avec rampes de cuivre et rebords d'acier, tout cela net, poli, luisant. Une échelle encore et c'est la lallteren, avec son corps de verre et son toit fait de miroirs, de réflecteurs qui renvoient au loin dans le ciel quatre grands rais de lumière lactée. Il fait là-dedans une flamme vive. qui vous brûle le regard, et une chaleur d'étuve. lourde odeur de benzine. Le phare fonctionne encore à l'essence. Le gardien nous annonce que cela va être remplacé par l'éclairage électrique et nous montre l'installation, la lampe à arc géante. Derrière une poterne, on ouvre un hublot et soudain un air violent nous frappe au visage Nous sommes eu plein ciel, en plein vent.La vision de l'île est absolument cartographique, aérienne et sous la mer qui dessine les contours, on devine la présence redoutable de milliers de rocs, tendus comme des aiguilles, prêts à éperonner le navigateur néophyte ou imprudent. Tous les cierges de cette veillée sont là. Là-bas, vers l'est, c'est la Vieille qui tend son œil vert et son émeraude étrange, puis les « Pierres-Noires », tout rouge, tout ensanglanté dans la nuit, le phare d'Ouessant et son pinceau électrique et, en fin, dernière vigie, dans les lointains de l'Océan, c'est Ar-Men, le solitaire, immense tige de pierre, ayant sa racine au cœur des caux, à l'extrémité de cette Chaussée de Sein, qui l'engraisse d'un fumier perpétuel de navires et d'équipages sombrés.Le gardien de phare, qui avait fait un stage à Ar-Men avant de venir à l'île, y avait été surpris lors du raz de marée de l'an passé. Sans communication pendant onze jours avec quiconque, on ne pouvait pas le secourir. l'abordage du phare était lmpossible. La tempête avait enfoncé une paroi d'acier de 35 centiètres d'épaisseur et ArMen avait été inondé.Le gardien racontait son histoire, dans la nuit, sur la passerelle, qui entourait en plein ciel le phare. Au loin, vers le Raz, des masses d'eau lourde, en pierre polie, se met taient en mouvement, couvrant toute la Chaussée de Sein et ses roches. Puis, sou dain, un clapotis fou de vagues, un carrousel échevelé; la mer se levait, galopant, s'emmêlant. se quittant, se bousculant, se rattrapant. La légende du Raz plein de morts nous revenait tout à coup, en même temps que les récits de naufrage. Nous n'étions plus à l'aise sur ce roc aride. Il nous fallait la terre, le continent, pour défaire la légende de l'île sinistre.

Georges SORIA.

Revue REGARDS 10.10.1935


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