PIERRE & JEANNETTE | Enfants de Ploaré


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En 1858, paraît dans LE CONSTITIONNEL - (le journal d'Adolphe Thiers) - cette petite histoire de deux enfants de Ploaré, certains moqueurs -160 ans après - diront "à l'eau de rose" et "à faire pleurer dans les chaumières", sauf, peut-être, celles et ceux qui, comme Jeannette, auront du s'exiler pour vivre, il n'y a pas si longtemps encore...bonne lecture, pour la suite, continuer au moyen du lien GALLICA

FEUILLETON DU CONSTITUTIONNEL, 13 JUILLET.
JEANNETTE.
Dans le département du Finistère, auprès de la petite ville de Douarnenez, si connue dans la Bretagne pour sa jolie baie et sa pêche aux sardines, on arrive, en remontant la route qui conduit à Quimper, au joli village de Ploaré. Douarnenez et Ploaré vivent de la pêche et du commerce de la sardine ; cette pêche dure deux mois. Si, par hasard, alors un voyageur arrive le soir au bord de la baie, au moment où toutes les barques rentrent, ayant chacune à leur proue un fallot allumé, il reste saisi d'étonnement en face du spectacle curieux et inattendu qui s'offre à ses yeux. La mer semble, en portant cette flotte pacifique, porter des feux courant sur ses vagues, tandis que tous les habitants de Douarnenez et de Ploaré, réunis sur la grève, attendent et suivent des yeux et du cœur cette mer étincelante, qui leur ramène, avec leurs maris, leurs fils, leurs frères, un peu ou beaucoup d'argent, selon que la pêche a été bonne ou mauvaise. Pendant deux mois, de l'année, la vie de cette petite population est joyeuse et bruyante; mais, une fois le temps de la pêche écoulé, Douarnenez et Ploaré redeviennent silencieux, et les noces seules peuvent égayer leur vie pauvre et monotone. Un dimanche soir, le premier dimanche du mois de mai, de ce mois tout rempli de fleurs et de chansons, la lune venait de se lever; elle éclairait les haies blanches d'aubépine et les croix noires du cimetière. Toute la nature faisait entendre ce bruissement sourd qui révèle, aux heures de la nuit, la vie dans la terre assoupie de même que la respiration révèle la vie dans l'homme endormi.
La mer était calme comme le ciel, comme la terre; mais si calme qu'elle fût, elle disait dans sa plainte incessante : « Seule dans la nature je ne dors jamais, je suis l'image de l'immensité; on ne peut ni me voir ni m'entendre impunément; je fais rêver l'homme le plus positif et je parle plus haut à l'âme que tons les livres de la philosophie.
Assis sur un petit rocher, entouré de sable, à cent pas de la vague que le flux ramenait au rivage, deux enfants de Ploaré causaient doucement et tristement, la main dans la main. La pâle lumière de la lune les enveloppait assez pour que l'on pût voir une jeune fille, un jeune garçon arrivés à cet âge où la jeunesse, qui succède à l'adolescence, a toute la fraîcheur du printemps, toute la grâce des fleurs qui vont éclore. Pour quoi donc leurs joues sont-elles pâles et sillonnées de larmes, pourquoi des soupirs dans leur voix? Ont-ils rencontré des follets, des sorciers? Se racontent-ils ces histoires de revenants, si terribles et si aimées, dont chaque soir, à la veillée, s'entretiennent les enfants et les vieillards? Leur cœur est-il ouvert à toutes les superstitions qui font de la Bretagne un pays peuplé de fantômes, de follets, de loups-garous, d'aventures surnaturelles, tenues pour être d'autant plus réelles, qu'elles sont plus effrayantes ! Non, leur cœur n'est point ouvert aux choses de l'autre monde, ils ne prennent souci que d'eux-mêmes, et, à part Dieu, la Vierge et les saints, ils n'ont de pensées que pour eux seuls, et si le sourire s'est retiré de leurs lèvres, c'est qu'ils sont pauvres, qu'ils s'aiment et qu'ils vont se quitter.
Jeannette et Pierre sont orphelins, et ils ont pour tout bien une petite maison que le père de Pierre a laissée à son fils en mourant, et dans laquelle Jeannette a été élevée. Cette maison est située à Ploaré sur le chemin de Douarnenez, à droite; elle est placée entre la mer et le cimetière. Son toit est couvert de pariétaires, de mousse el de giroflées fortement enracinées dans la terre que le chaume, devenu vieux, a formée avec sa poussière. Ces plantes parasites vivent gaiment de qui fait la ruine et l'humidité de cette pauvre maison, dont le sol n'est ni carrelé ni planchété.
Les deux enfants sont cousins issus de germains; la mère de Jeannette est devenue veuve presque au moment de la naissance de sa fille, et elle est restée sans ressources. Le père de Pierre, qui n'était qu'un pauvre journalier, lui a dit : — Nous te ferons place à toi et à la petite; apporte ton lit, ton ber et ton armoire; tu vivras, comme nous, cousine. Ils étaient cinq entassés dans la seule chambre de la maison, le père et la mère de Pierre, Jeannette et sa mère. Ils vécurent ainsi deux ans bien à l'étroit, mais dans une harmonie si parfaite que leur misère pouvait s'appeler du bonheur. Lorsqu'on s'aime, lors qu'on est heureux de vivre ensemble, il est bien rare que la mort ne vienne pas frapper à la porte d'une famille, et, plus cette famille est unie, plus vite elle est dispersée. La mère de Pierre et la mère de Jeannette moururent à peu de mois de distance l'une de l'autre, comme meurent les femmes de la Bretagne, avec foi, avec résignation. Seule, la mère de Jeannette s'en fut de la vie avec une grande douleur: Jeannette avait trois ans; elle restait abandonnée aux soins du petit Pierre, à peine âgé de sept ans, et dont le père, toujours absent de la maison, ne pouvait pas s'occuper. Ce fut donc à Pierre, malgré son tout jeune âge, que la pauvre mourante recommanda Jeannette. La maison resta bien vide quand les deux femmes, qui en étaient la joie et l'âme, l'eurent quittée pour toujours. Pierre se fit le gardien et l'appui de Jeannette ; ce qu'elle voulait, il le voulait, et jamais on ne les voyait l'un sans l'autre; les deux enfants grandirent ainsi lit contre lit, jusqu'au jour où la première communion vint marquer la limite de l'enfance.
Le père de Pierre mit Jeannette en service chez une pauvre veuve, la veuve Moallic, pour y garder sa maigre vache en filant son lin. Jeannette gagnait pour cela son pain, deux chemises, un tablier et quatre paires de sabots par an, c'était tout. Pierre avait commencé le rude travail des champs, dès l'âge de neuf ans; il aidait son vieux père à labourer et à ensemencer le sol pour les autres, et ne recevait que six sous par jour, ses petits bras ne pouvant encore compter pour des bras d'homme; Bien que n'habitant plus sous le même toit, les deux enfants ne passaient aucune journée sans se voir. Dès que Pierre avait fini sa besogne, il courait auprès de Jeannette, et il s'en revenait avec elle par le chemin le plus long, chez la veuve Moallic. Le dimanche ils s'amusaient l'été à écouter les oiseaux chanter au bord des nids et ils cueillaient dans les prés et les buissons les marguerites, les boutons d'or et les prunelles. L'hiver ils allaient le long de la baie regarder si là mer était méchante..."Et là, tous deux en silence, ils commençaient à sentir en face de cette mer immense, qu'ils avaient au cœur, l'un pour l'autre, un sentiment sans bornes, sans fin. Ils le sentaient comme on sent venir le jour, au moment où l'aube commence à poindre. Jeannette avait quinze ans et Pierre dix neuf ans. Il était grand, mince; ses longs cheveux bouclés, et doux au toucher comme, des cheveux de femme, flottaient au milieu de son dos, sur une veste de gros drap bleu. Il avait cette beauté primitive qui n'attend pour se développer que l'âge de la virilité. Malgré leur pauvreté, ces deux enfants étaient heureux. Mais le père de Pierre et la veuve Moallic vinrent à mourir presqu'en même temps;
Ce fut là leur premier chagrin, car ils se rappelaient à peine leurs mères; après avoir mêlé leurs larmes, leurs inquiétudes sur l'avenir, ils mêlèrent leurs espérances. A quinze et à dix-neuf ans, même au milieu des plus grandes douleurs, on espère toujours. Cependant les semaines s'écoulaient et Jeannette ne trouvait à se placer que pour six écus par an, et encore dans une auberge, et le curé de Ploaré disait que ce n'était pas là un lieu convenable pour une jeunesse. En attendant, Jeannette vivait autant du pain de l'aumône que du rare travail qu'elle trouvait à faire. Pierre lui avait cédé sa pauvre maison, et il dormait de droite et de gauche chez les camarades. Chacun disait dans le pays : Ces enfants s'aiment et ils sont trop pauvres pour se marier; si le bon Dieu ne s'en mêle pas, ça finira mal .
Or, il arriva qu'un vieux prêtre du Morbihan, qui se rendait à Quimperlé, s'arrêta chez le curé de Ploaré, et qu'il y vit les deux enfants. Ce bon vieux prêtre n'avait jamais voyagé hors de la Bretagne; il savait, par oui dire, que les filles qui s'en allaient servir à Paris, y trouvaient des gages assez gros pour qu'il leur fût possible de s'amasser vite une petite dot:
- Mon enfant, avait-il dit à Jeannette, il te faut aller à Paris. Jeannette ouvrit de grands yeux, et Pierre fronça le sourcil. Le curé de Ploaré, dont l'âme candide croyait difficilement au mal dit à son tour :
- Mes enfants, Dieu est partout, à Paris comme en Bretagne, Jeannette est pure comme les anges, il ne lui arrivera pas plus malheur là qu'ici.
- Mais où irai-je? balbutia Jeannette, dont les yeux en pleurs se tournèrent vers son ami Pierre.
- Ma fille, dit le vieux prêtre, je connais à Paris une bonne dame. C'est à elle que je pense vous adresser, si le cœur vous dit de partir, pour revenir avec deux cents écus, et peut-être davantage; car on gagne, m'a-t-on dit, des trois et quatre cents francs, dans cette belle ville de Paris.
- Ah! Monsieur, si c'est, ainsi, reprit Jeannette, je crois que je ferai pour le mieux en-y allant, et, si Pierre le veut, eh bien ! je m'en irai chez cette bonne dame.
- T'en aller, s'écria Pierre. Que ferais-je ici-sans toi ? Je n'aurai plus de cœur à l'ouvrage, tandis qu'à présent il me semble que je peux remuer plus de besogne qu'il n'en faut pour vivre !
- Mon garçon, dit le curé, tu te fais illusion; tu gagnes vingt sous par jour, et pas tous les jours encore; à peine si tu as de quoi te nourrir et l'habiller vaille que vaille;
- C'est vrai ça, murmura Jeannette, et je ne peux point t'être plus longtemps un sujet de dépense; loin de là, je veux l'aider à mon tour;
- Pierre, reprit le curé, défunt ton père m'a dit souvent : « Je pense que les enfants se marieront ensemble. ». Il avait mis cela dans son idée et je crois que c'est aussi votre idée, mes enfants ?
- Y as-tu pensé, Jeannette? demanda Pierre en souriant.
- J'y ai pensé, répondit Jeannette sans hésiter et sans rougir, tant son innocence était grande et son cœur droit.


Il fut arrêté que Jeannette partirait le surlendemain, qui était un lundi, le premier lundi du mois de mai. Pierre et Jeannette ont entendu les offices du dimanche avec un grand recueillement; puis ils ont erré toute la soirée dans les endroits les plus connus, les plus aimés, et ils sont venus s'asseoir sur les rochers au bord de la mer, comme huit heures sonnaient au clocher de Ploaré et à l'église Saint-Michel de Douarnenez. Ils ont vu le jour disparaître et la lune se lever à l'horizon. Ils sont restés là, muets, immobiles, perdus dans leurs pensées. Les amis, les voisins sont entrés chez eux en se disant " il ne faut pas les distraire dans leur chagrin, les pauvres petits".
Et avec cette pudeur instinctive que les cœurs les plus ignorants connaissent souvent le mieux, hommes, femmes et petits enfants, retenus par leurs mères, ont fait semblant de ne pas les voir, en passant auprès du rivage, de même qu'ils s'étaient détournés auparavant des sentiers où Pierre et Jeannette marchaient.
La plus profonde, solitude règne autour d'eux et le bruit de la mer se mêle au bruit de leurs soupirs. Mais Pierre vient de sentir une larme de Jeannette tomber sur sa main et il s'est écrié:
- C'est donc demain ! quoi, je ne te verrai plus ! » Ne m'ôte pas mon courage, a répondu Jeannette en pressant le coin de son tablier sur ses yeux, puisque l'argent pousse autant à Paris que le blé ici, il faut y aller!